Bruxelles, 16 mai 2018
Collectionneurs et amateurs font le monde des arts anciens d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique. Laurent Granier s’intéresse à leurs parcours, aux ressorts psychologiques de leurs passions, à leurs stratégies et à leurs doutes. Il parle avec eux des objets, de leurs histoires et du marché qui les anime.
Logée dans la chambre au fond du couloir, la Grace Collection of African Art bénéficie d'un écrin que seul le talent de son auteur, un designer belge (qui désire rester anonyme) maintes fois récompensé internationalement pour son travail, pouvait porter à un tel niveau.
Espace structuré en tableaux visuels, éclairage professionnel, bibliothèque fournie, bureau pour l'étude ou large banquette pour se relaxer. Tout est pensé, maîtrisé, agencé. Jusqu'aux socles personnalisés et estampillés du cachet argenté Grace Collection of African Art. Rencontre dans l'appartement familial, à Bruxelles, le 23 janvier 2018.
Figure de force Kongo « Nkisi » (19,5 cm), provenance : Gaston de Havenon (New York), Allan Manus (Palm Beach, Floride, États-Unis), acquis du précédent le 13 mai 1972. « Cette figure Yombe a été réalisée par le même artiste que celui que l’on retrouve au Muséum für Völkerkunde de Munich (inv. n°93625) et qui fut collectionné par Robert Visser entre 1898 et 1904 (voir "Art Bakongo : Les centres des style" (1989), Lehuard, p. 260, Figure D 8-2-1, indiqué par erreur “Vili”). Il existe une carte postale des missionnaires de Scheut présentant un ensemble de “Fétiches” à Kangu au Mayombe. Parmi ceux-ci, est montrée une figure du même auteur (voir la reproduction dans "Art Bakongo : Les centres des style", p. 531, troisième statuette en partant de la droite). Une autre représentation des missionnaires de Scheut est publiée dans "Mayombe: Ritual Sculptures from the Congo" (2010), Jo Tollebeek, Lannoo Publishers, pages 110 et 111). Elle semble également provenir du même sculpteur (notamment lorsque l’on compare les attributs de têtes : dents, nez, yeux, sourcils et tout particulièrement les oreilles). J’appelle donc le sculpteur de toutes ces figures, le “Maître de Kangu”. Une cinquième représentation que j’attribuerais à cet artiste a été vendu à Sotheby’s New York le 18 mai 2014 (lot n°49 de la Collection Allan Stone). »
La complexe appréciation des formes
« Je dirige l'équipe de design d'une grande marque d'articles de maison dans trois studios : en Asie, aux États-Unis et en Europe. En tant que concepteur de produits, je travaille sur la fonction et l'esthétique des objets depuis plus de vingt-cinq ans. Les gens pensent souvent que l'appréciation des formes est subjective. Bien entendu, il y a des préférences personnelles, et la qualité esthétique d'un objet n'est pas facilement quantifiable, mais il n’en demeure pas moins des formes, des sculptures, fortes ou faibles. À mon avis, l'appréciation des formes est complexe plutôt que subjective. »
Je me rends assez vite compte que chaque objet a été choisi avec beaucoup de soin. « Il y a très peu d'objets dont je me suis séparé en une dizaine d'années de collection. Généralement, lorsque j'ai adopté un objet, c'est pour qu'il reste dans ma collection et, en quelque sorte, il est constamment revitalisé par les nouvelles acquisitions. » Des textiles Yombe, Shoowa et Tetela ouvrent la marche à un ensemble d'une dizaine de figurines miniatures du bassin du Congo, toutes de très belle qualité. Un masque Yombe éclatant est logé au fond d'un grand cube noir. Deux armes congolaises, dont la forge et les décorations sortent des meilleurs ateliers royaux du Kasaï, sont fixées en à-plat sur le mur. Un régal pour l’œil. Parmi les objets non-figuratifs que compte la collection, un des plus beaux tambours luba qu'il m'ait été donné de voir. « Pourtant, je l'ai trouvé dans une petite vente en Allemagne » me confie le collectionneur plus habitué aux grandes ventes et aux marchands ayant pignon sur rue. Parmi les objets figuratifs qui attirent mon regard, une statue Yombe de toute beauté, un fétiche Kongo et son chien qui proviennent de la collection Gaston de Havenon, ainsi qu’un magnifique couteau Kusu.
Couteau Kusu (37,0 cm), provenance : Collection Jean-Marc Bordas, France. « Les couteaux font partie des éléments les plus sacrés des trésors des rois Luba. Ils constituent également une partie des attributs des membres des associations secrètes et des médiums spirituels. Étant par ailleurs des outils, ils sont devenus des objets de cérémonie et sont exclusivement conçus en forme de représentations humaines » ("Memory: Luba Art and the Making of History" (1996), Mary et Allen Roberts, p. 62). « La lame incurvée de ce couteau indique une influence des Arabes, qui arrivèrent dans la région Kusu atour de 1840. (Conversation personnelle avec Mark Leo Felix, Bruxelles, le 23 février 2013). »
Étudier et choisir
« Si c'est dans mes domaines d'expertise, Kongo ou Luba, je peux me prononcer immédiatement sur la qualité. Pour les autres régions du Congo, je dois étudier, et pour les autres pays, je demande l'avis d'experts, tout simplement, comme pour mon Dogon. » Nous évoquons justement une petite statuette Lega à l'étude, qui doit passer en vente dans quelques semaines. À l'aune de la documentation rassemblée et des arguments développés, je mesure le sérieux mis dans la recherche. « Ce que j'aime avec les maisons de vente, c'est que l'on a peu ou prou un mois à partir de la publication du catalogue pour étudier et prendre une décision, sans pression. Au moment de la vente, je sais exactement ce sur quoi j'enchéris. » Sur son bureau, pas moins de cinq invitations à la BRAFA [qui ouvre ses portes quelques jours plus tard]. « J'ai acheté des objets à une vingtaine de marchands, et avec l'expérience, je suis de plus en plus à l'aise pour prendre des décisions rapidement, y compris lors des foires.
Mon conseil au collectionneur débutant serait de s'éduquer avant de dépenser beaucoup d'argent. Cela prend du temps pour comprendre ce qui est bon ou ce qui ne l'est pas. J'encouragerais également le jeune collectionneur à toujours essayer d'acheter le meilleur exemple d’une catégorie – il vaut mieux un textile kuba fantastique qu'une coupe kuba médiocre. Achetez seulement aux marchands que vous appréciez et en qui vous avez confiance, quelle que soit la bonne affaire qui semble se présenter à vous. Payez le montant complet après avoir tout reçu, y compris le certificat d'authenticité, qui doit indiquer la datation donnée par le marchand lors de la vente. Vous verrez, cela accélère tout le processus... Et si un objet acheté se révèle être un faux, alors retournez-le simplement au marchand plutôt que de chercher une prochaine victime. »
Figure ancestrale Hemba « Singiti » (36,0 cm), provenance : Josef Gollwitzer, Munich (acquis à Paris en 1940), Margit et Botho Fehler, Munich (héritage familial), Leslie Sacks, Los Angeles, reproduit dans "African Art from the Leslie Sacks Collection: Refined Eye, Passionate Heart" (2013), Amanda Maples, Milan, pages 60 à 63, figure 23. « Historiquement, le pouvoir Hemba était fortement décentralisé et segmenté. Les villages – qui portaient différents noms en fonction de souverains en place, d'ancêtres glorieux, ou de lignées spécifiques – étaient autonomes. Les individus s’identifiaient principalement en relations avec certaines familles étendues et certains clans. Chaque clan Hemba était désigné en fonction de son histoire, de ses conquêtes, alliances, migrations ou batailles. La généalogie était parfaitement maîtrisé sur huit à quinze générations et était essentielle pour associer groupes et zones géographiques. » ("Heroic Africans – Legendary Leaders, Iconic Sculptures" (2011), Alisa Lagamma, Metropolitan Museum of Art, New York, pages 225 à 228).
Regard prudent mais profond
« Je joue souvent à ce jeu dans ma tête : essayer d'identifier le cœur de ma collection. Mais je n'arrive jamais à la réduire à un seul objet, c'est impossible. » Même si le résultat semble naturel, il y a une démarche complexe derrière la construction de la Grace Collection of African Art. « Je qualifierais mon regard de prudent mais profond. Prudent, car dans mon métier, j'ai appris à constamment douter : la solution est-elle concluante et élégante ? Ou bien dois-je complètement revoir la conception de l'objet ? Profond, car je prends en compte les multiples dimensions de l'objet : données ethnographiques, usage, esthétique, expression, âge, surface… et je compare avec tous les objets du corpus. Ce sont des aspects assez objectifs, mais en même temps, l'art doit appeler une réponse émotionnelle.
À cet égard, l’objet a-t-il une intelligence ? Ce recours à la science et à « l'intelligence des formes » doit certainement au parcours de designer de notre collectionneur. Mais lorsqu'il cite la collection de l'artiste Jean Willy Mestach en exemple « dans sa capacité à révéler une magnitude qui dépasse la qualité individuelle de chaque objet », je me demande vraiment si ce n'est pas tout simplement ce travail d'observation profonde qui est à la source de quelques-unes de plus belles collections de notre époque. Parmi les personnes qui l'ont influencé dans ses choix, Marc Leo Felix, « qui n'est pas avare en opinions sur les objets. Chaque fois, je découvre de nouveaux aspects, auxquels je n’aurais autrement pas porté attention » ; Bruno Claessens [qui nous a par ailleurs mis en relation], « qui m'a également donné beaucoup d'avis sur des pièces que je considérais et qui m'a présenté des chercheurs, des marchands et des collectionneurs pertinents pour mon activité de collectionneur. Bruno a des opinions très tranchées mais j'apprécie toujours sa franchise. »
Crucifix Kongo « Nkangi Kiditu » (40 cm), provenance : Collection belge ancienne, Collection R. Muir, Bruxelles, Galerie Yannik Van Ruysevelt, janvier 2017. « Quand j’ai commencé à étudier cet objet, j’ai tout d’abord été découragé par l’ouvrage "L’Art ancien du métal au Bas-Congo" (1961) de Rob. Wannyn qui nommait ce style de représentation du Christ (plaques XIV et XV) des “Christ espagnols” et pensait qu’il provenait de fonderies européennes. J’ai néanmoins été rassuré quand j’ai lu ce que Philippe Malgouyres écrivait dans la publication que le Quai Branly ("Du Jourdain au Congo" (2015), Julien Volper, pages 173 et 174) consacrait à un exemple très proche au Musée Royal de l’Afrique Central (à Tervuren, Belgique) : “[…]le Christ (fig. 123) est un magnifique exemple [de l’interprétation du Christ d’après Giambologna par les Kongo]. Les proportions, la délicate notation de l’anatomie, la diagonale du périzonium et le port de tête montrent une réelle compréhension des formes du prototype. Ce type de Christ a été parfois désigné comme « Christ catalan » par une fausse analogie avec certaines productions espagnoles, mais il n’a rien à voir avec l’âpreté supposée de la sculpture médiévale ibérique. Il est au contraire issu des créations les plus sophistiquées de la Florence des Médicis. La fortune de ce type de crucifix fut, en son temps, véritablement mondiale […]” »
Fragments de l'invisible
« Mon intérêt pour l’art africain remonte à l’époque de mes études de design, au début des années 1990. Mais suite à l’enlèvement de ma fille, Grace, par sa mère d’origine congolaise, ma collection allait être amenée à jouer un autre rôle : privé de la chance de partager mon amour parental avec ma fille, j'ai commencé à me plonger dans l'étude des cultures congolaises et la collection de leurs objets. Quand j'ai réalisé, après quelques années, à quel point cette passion était motivée par la perte de ma fille, je lui ai dédié la collection en lui donnant le nom de Grace Collection of African Art. »
« Autant les œuvres d'art en Afrique traditionnelle étaient des fragments d'un système invisible de croyances, d'ordre social ou de structures politiques, autant ces mêmes objets sont, dans le contexte des musées et des collections privées, la preuve matérielle des cultures traditionnelles africaines qu'ils représentent sur une base plus universelle. Au-delà de leur importance ethnographique ou de leurs qualités esthétiques, les objets de ma collection comportent une dimension affective, l’amour que je porte à ma fille Grace, et sont donc à cet égard des fragments de l’invisible. » *[en référence au livre éponyme sur la collection René et Odette Delenne]
Figure Lega « Kalimbangoma » (8,8 cm), provenance : Collection Alexandre Safiannikoff. « Alexandre Safiannikoff (1903-1988) a rompu avec une tradition familiale trois fois centenaire de participation à l’armée impériale russe lorsqu’il débarqua en France en 1926. Là, il devint géologue et ingénieur spécialisé à Nancy. De 1929 à 1931, il prospecta pour une entreprise de mines française au Chad, au Oubangui-Chari et en Afrique-Équatoriale française. En 1931, il continua sa carrière au Congo Belge et fut recruté pour une mission dans le Maniema par l’entreprise du Baron Empain. Alexandre Safiannikoff resta au Congo pendant plus de quarante ans, principalement dans les provinces Kivu et dans le Maniema. Il a eu l’opportunité d’étudier le peuple Lega et leur art. Il collectionna de très nombreux objet et produisit un essai détaillé sur les objets liés à l’organisation Bwami. » ("Catalogue Native, Tribal Art, 27 January 2018, Brussels"). Selon "Lega, Ethics and Beauty in the Heart of Africa" (2002), Daniel Biebuyck : « [Les figurines anthropomorphiques "kalimbangoma"] sont toujours possédées par le second rang ("lutombo lwa yananio") ou par les femmes "kalonda" – un grade féminin, correspondant au "yananio" pour les hommes […]. Dans les rites masculins, les bami quittent la maison d’initiation en tenant leur "kalimbangoma" dans leurs mains en coupe ou attachés à leur ceinture. Ils les déposent droits, les uns derrière les autres, avant que les précepteurs ne viennent les prendre un par un, ou jusqu’à trois à la fois et danse avec eux, en caressant parfois l’image ou en plaçant les statues sur leur dos à même le sol. »