Paris, 17 septembre 2018
Passage de relais entre générations, inflation du nombre d’objets à la vente, événementialisation du marché, des changements dans le comportement des acteurs... L’année 2017 a été un bon cru pour les arts extra-européens, mais elle apparaît comme une année de transition.
Depuis une vingtaine d’années, aussi bien les chiffres qu’émergent des ventes publiques que les commentaires des marchands et des experts témoignent d’un marché de l’art tribal en bonne santé, en croissance, et plutôt stable dans ses pratiques. Dans les salles des ventes, l’année 2017 a confirmé ces bons résultats, en renouant avec la croissance après deux années de relatif tassement. Avec un chiffre d’affaires dépassant légèrement les 80 M€, il s’agit de la seconde meilleure année de l’histoire du marché (incluant les arts classiques d’Afrique et d’Océanie, précolombiens et d’Amérique du Nord) après un exercice 2014 en fête. Cette année-ci, Sotheby’s dispersait les collections Frum et Myron Kunin qui à elles deux avaient représenté un chiffre d’affaires de 45,4 M€. De quoi faire pencher la balance... « Le marché se porte très bien, se réjouit l’expert et marchand normand Laurent Dodier. C’est heureux, parce qu’on a œuvré pour depuis de nombreuses années ! »
Un « grand remplacement » ?
Toutefois, derrière cette stabilité, les dernières années ont aussi envoyé des signaux contradictoires. Par exemple, entre 2012 et 2017, la formidable inflation des pièces proposées à la vente n’a pas été nécessairement accompagnée d’une hausse du chiffre d’affaires. Et en 2017, c’est encore le nombre de lot à passer aux enchères qui a pu étonner : 9.500, du jamais vu. En moyenne, 3.100 objets environ étaient présentés tous les ans entre2000 et2005 contre près de 5.800 en 2014, 7.050 en 2015 et plus de 8.300 en2016. Le taux d’invendus demeure élevé, à 45 %. Néanmoins, sa stabilité ces dix dernières années semble témoigner d’un taux naturel pour le marché. De son côté, le prix moyen des objets vendus a renoué avec la croissance. En 2017, il a légèrement dépassé les 14.700 € – contre 7.800 € en 2016, 10.000 € environ en 2015 et près de 17.200 € en 2006, ce que l’on explique aisément par de nombreuses enchères millionnaires.
« On atteint un point de bascule, remarque Laurent Dodier. Toutes les collections qui ont été constituées depuis les années 1950-60 arrivent à échéance. Les successions de ces amateurs, âgés entre 75 et 95 ans, s’ouvrent. Du coup, énormément d’objets arrivent sur le marché. Aujourd’hui, il y a plus d’offre que de demande ». Cela explique en partie cette inflation d’objets sur le marché. « On assiste clairement à un changement de génération. Des marchands et collectionneurs disparaissent et de nouveaux arrivent. Actuellement, nous sommes dans une période de flottement un peu... même si je ne doute pas que cela se régule. »
Records, records, records
L’autre phénomène indéniable depuis une dizaine d’années, c’est l’émergence d’un marché haut de gamme. Cela se vérifie au niveau des enchères millionnaires : 11 par an en moyenne depuis 2011, contre moins de quatre entre 2000 et 2010. « Nous avons vu notre base de collectionneurs, à la fois pour l’art africain et océanien, devenir plus internationale et diversifiée depuis une dizaine d’années, remarque Théodor Fröhlich. Le marché fonctionne aussi de mieux en mieux pour les pièces haut de gamme, il y a une vraie recherche de qualité. Tout cela est positif». Sans surprise, 2017 a vu son lot de records. Le 21 novembre 2017, pendant la cession de la collection Vérité – deuxième du genre après une vente historique en 2006 coïncidant avec l’ouverture du musée du quai Branly – Christie’s a vendu une statue hawaïenne de style kona, réalisée entre 1780 et 1820, représentant le dieu de la guerre ku ka’ili moku pour 6,34 M€ et une statue d’ancêtre Uli Uli de Nouvelle- Irlande pour 2,97 M€ alors qu’elle n’était estimée qu’entre 200 et 300.000 €. À elle seule, la vacation engrangeait 16,7M€. Sotheby’s, de son côté, n’a pas été en reste en cédant une paire de rapa de l’Île de Pâques pour 3,88 M€ ou une Tête Edo du Royaume de Benin (Nigeria, XVIIe-XVIIIe siècle) pour 1,87 M€.
Selon le marchand canadien, Jacques Germain, « cette flambée des prix est en grande partie due au fait que la plupart des “grands objets” sont connus, répertoriés et surtout convoités par les membres de la communauté “tribale” et pour cette raison, lors de ventes publiques, leur haute qualité (et leur provenance irréprochable) en font des trophées de plus en plus prisés par les connaisseurs. »
Effet Veblen
Ce sont plutôt les maisons de ventes, et plus particulièrement le duopole Christie’s-Sotheby’s, qui poursuivent cette stratégie haut de gamme, en accumulant les « trophées ». À elles deux, en 2017, elles ont représenté un volume de vente de 58 M€, soit 70 % du marché aux enchères. Et cela, avec seulement 7% des lots cédés. Les vingt plus grands coups de marteau de l’année ont, sans surprise, été tapés tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Et si l’on ôte les deux mastodontes de l’analyse, il demeure un marché d’une vingtaine de millions d’euros, avec un prix moyen par objet vendu qui chute à 4.370 €. Dans l’ombre, les maisons qui tirent leur épingle du jeu sont françaises, notamment. Binoche et Giquello a vendu pour 5,5 M€ (avec un prix moyen par objet de 24.220 € et un taux d’invendu de 36 %) et Millon pour 2,4 M€ (7.212 € et 42 %). De son côté Bonhams a réalisé une année médiocre, avec un volume de ventes de 2,7 M€ et 44 % d’invendus.
La stratégie upper market de Christie’s et Sotheby’s est assez claire. Sécuriser les meilleures pièces, à la provenance impeccable, c’est faciliter le travail de prospection et de marketing. Pour cela, les deux maisons ont deux options : privilégier les collections et les ensembles prestigieux, ou chasser sur les terres du moderne et du contemporain, pour draguer les collectionneurs qui ont l’habitude de raisonner en six ou sept chiffres. En 2017, Christie’s a cédé la collection Vérité (16,7M€) et la collection Laprugne (dans une vente qui a totalisé 5,6 M€) à Paris et Sotheby’s celle d’Edwin et Cherie Silver (7,13 M€) à New York. Sinon, les deux maisons ont organisé à New York des vacations coïncidant avec le calendrier de leurs grandes ventes d’art moderne et contemporain de juin. Pour Sotheby’s, «Art of Africa, Oceania, and the Americas», une sélection «curatée», selon la nouvelle mode, qui a amassé 6,2 M$ (dont une figure féminine tshokwe ayant appartenue à Jacques Kerchache) et Christie’s une sélection resserrée de douze pièces seulement, mais pour un chiffre d’affaires de 3,9M$. Notons que Christie’s semble très largement recentrer son activité sur Paris. La vacation sus-citée était la seule à New York en 2017, et la capitale française a concentré 88 % de son volume d’affaires. Chez Sotheby’s, les choses sont plus équilibrées (57 % à Paris, 43 % à New York). Bref, depuis quelques années, les deux maisons font le choix de vendre de moins en moins d’objets, mais à des niveaux de prix toujours plus élevés.
« Christie’s et Sotheby’s – et quelques autres – ont une infrastructure remarquable. Je ne critique pas les objets, ils sont merveilleux, souffle Laurent Dodier. Ce n’est peut-être pas le cas de leur prix. Ces maisons de ventes ont une base de collectionneurs rompus aux prix de l’art moderne, et ces prix sont exagérés pour notre marché ». Le marchand poursuit en rapportant les propos d’un employé de maison de ventes qui regrettait son incapacité à attirer les collectionneurs avec un objet dont le prix avoisinait les 10.000 €, contrairement à une estimation de 100.000€. En creux, une description de l’effet de Veblen, ce phénomène par lequel la demande d’un bien augmente en même temps que son prix. Cela s’explique le plus souvent par un facteur psychologique lié au signe social que constitue l’achat d’un bien au prix élevé ou par un effet de qualité perçue.
Un autre phénomène entre en compte, que ces maisons savent parfaitement capter : le dédoublement de la valeur des biens. Les objets ont une valeur intrinsèque, valeur dont les caractéristiques sont partagées par le milieu : l’authenticité, l’ancienneté, la qualité d’exécution, la patine d’usage, l’utilisation cultuelle... Mais il y a aussi, et c’est de plus en plus saillant dans le contexte de ce passage de relais entre générations, une valeur extrinsèque à l’objet, une valeur d’échange. C’est-à-dire le fait qu’il soit passé par telle ou telle collection, lors de ses ventes successives, des collections plus ou moins prestigieuses. Finalement, et cela ne touche bien évidemment pas que les arts extra-européens, la flambée des prix est aussi provoquée en partie par l’histoire du marché de l’art tribal. La qualité d’une kachina, parce qu’elle a appartenue à André Breton, Yves Berger ou Charles et Ray Eames, est inchangée, sa valeur dans notre système symbolique, donc son prix, si... Ce phénomène n’est pas entièrement nouveau, puisque l’histoire du marché de l’art tribal compte des ventes de prestige, de Paul Guillaume à Helena Rubinstein, mais cela tend à se normaliser.
Maisons de ventes et marchands
Ces prix « hors-sol » représentent-ils la réalité du marché? Sont-ils un épiphénomène? L’arbre qui cache la forêt ? Ou ne faut-il pas y voir, par le biais d’une valeur mercantile, la reconnaissance de l’importance culturelle de ces objets dans notre système ? « Pourquoi un chef-d’œuvre de l’art africain devrait-il se vendre de 10 à 100 fois moins cher que certains tableaux des pionniers de l’art moderne qui ont reconnu en eux la preuve d’une maîtrise exceptionnelle de la statuaire dont ils ont su tirer une inspiration ? », s’interroge Jacques Germain.
« Les chefs-d’œuvre de l’art africain sont rares. Par rapport aux objets, ces prix se tiennent, reconnaît Laurent Dodier. Par rapport aux collectionneurs, c’est très mauvais. Ils sont nombreux à croire que ces prix sont monnaie courante. Ça les fait fuir ! » Julien Flak, dont la galerie est implantée rue des Beaux-Arts depuis vingt ans, voit cela du même œil. « Les records, c’est l’épiphénomène. Par contre, ils sont visibles, hautement médiatiques et spectaculaires. Il existe une réalité en dehors de cela, un marché où l’on trouve des pièces à quelques milliers d’euros. Il est important pour nous de ne pas céder à ces sirènes et d’attirer de nouvelles personnes».
Pour Pierre Moos, la situation est limpide. « Au niveau des marchands, il y a une baisse d’activité dans le monde entier, qui est dû à la concurrence des grandes maisons de vente qui écrêtent le haut du panier mais aussi et surtout celle en provenance d’Internet. Beaucoup de nos clients sont des gens qui voyagent tout le temps. Pour eux, il est donc plus facile de choisir des pièces sur des enchères en ligne plutôt que de se déplacer dans de vraies galeries. »
Du chineur à la flânerie sur iPad
Et c’est vrai qu’à nouveaux temps, nouvelles pratiques. Nombreux sont les marchands à évoquer, s’ils ne s’en plaignent pas, la fin de l’« amateur éclairé ». On ne flâne plus dans la rue, mais sur son iPad, on va plus vite, moins au musée, on lit moins les catalogues et les essais qui pourtant se multiplient... « Quand j’ai commencé, il y a 40 ans, nous connaissions au Nigeria une trentaine d’ethnies, aujourd’hui 350, se remémore Laurent Dodier. On en connaît plus sur les objets. Sur leurs significations et leurs qualités. Après, on a une nouvelle catégorie de collectionneurs qui est plus fortunée, mais qui n’a peut-être pas le temps de se former. Peut-être que les collections se font un peu plus (voire trop) rapidement ? »
Julien Flak, de son côté, se fait le témoin d’une événementialisation du marché. « Il y a 20 ans, nous avions une clientèle de chineurs. Les gens venaient à la galerie parce que c’était dans leurs habitudes, ils venaient voir ce que nous avions déniché. Aujourd’hui, il n’y a pas moins de monde dans les galeries, mais les visiteurs attendent la bonne opportunité pour venir. Et là, les décisions peuvent être très rapides ». Le marchand a ainsi opté pour une vente « flash ». Le 7 juin 2018 au matin, il présentait une collection de kachinas dans sa galerie. Le soir, il fermait l’exposition. « Je n’ai jamais eu autant de ventes et vu autant de monde en 24h ! » En six heures à peine, trois poupées sur quatre étaient vendues. «Ce modèle n’est pas duplicable à l’infini, reconnaît Julien Flak, mais dans certaines conditions, il fonctionne. »
Développement des réseaux sociaux, ventes via Instagram, tout cela se multiplie aussi, mais le marché des arts premiers reste conditionné par sa taille, plutôt modeste. Mis en perspective, c’est vrai qu’il ne représente qu’une infime partie des 50 à 70 milliards de dollars que brasse le marché de l’art, suivant les rapports et les années. « Pour certaines tendances, comme la titrisation des objets, on n’y arrivera pas, pour la simple et bonne raison que le marché est trop étroit, constate Laurent Dodier. En ce qui concerne les plateformes de vente, les cessions sur Internet, cela se développe, mais c’est encore le flou artistique total. Juridiquement, nous devons mettre de l’ordre dans tout cela. »
Afrique et Océanie
Quoi qu’il en soit, l’Afrique reste toujours le continent majeur des arts extra-européens. De son côté, l’Océanie gagne les faveurs de collectionneurs et ses prix augmentent très rapidement. Aux enchères, le marché des pièces d’origine africaine a culminé à 38,8 M€ en 2017, contre 27 M€ pour l’Océanie. L’écart entre les deux diminue avec le temps. « Le cœur des collections s’ouvre plus à l’Océanie et l’Amérique, observe Julien Flak, alors qu’il était monolithique vers l’Afrique il y a peu. »
En fait, l’Afrique est marquée par un nombre important de pièces. Une production séculaire et abondante qui, aussi bien en termes d’objets que d’imaginaire, assure sa prééminence – au moins en Europe et plus particulièrement en France et en Belgique. L’Océanie se caractérise par la faible taille de son marché. Une rareté de l’offre qui, couplée à une demande grandissante, crée les prix élevés que l’on a vus ces dernières années – les plus grands records ont récompensé des pièces d’Océanie. Cela se retrouve aussi dans les statistiques: plus de 4.770 pièces d’origine africaine proposées à la vente en 2017, contre 2.115 d’origine océanienne – avec un taux d’invendus de 50 % environ pour les deux. Le prix moyen d’une pièce africaine est de 15.500 €, contre 25.600 € pour une d’Océanie. Le prix médian des pièces, depuis 2006, va globalement dans ce sens également : l’art Océanien se vend plus cher que l’Africain. Côté Afrique, les ethnies en vogue sont toujours les mêmes : les Fang et les Dogon. Aux enchères, une pièce Fang s’est échangée pour 147.000 € en moyenne en 2017, 45.800 € pour une Dogon. D’autres régions se frayent un chemin dans ce marché, l’Amérique notamment. Les pièces précolombiennes représentent un bon marché de niche : un chiffre d’affaires en croissance et un prix moyen assez élevé : 14.500 € – pour un faible taux d’invendus, seulement à 36 %.
Bref, pour de nombreux marchands, c’est bien la taille du marché de l’art tribal, modeste, qui le protège encore des prédations financières, et assure sa stabilité et sa croissance, plutôt solide sur le long terme malgré les chamboulements actuels. « Quand vous vendez une pièce et que la personne veut la revendre trois ou quatre ans après, c’est compliqué, assure Laurent Dodier. Entre la TVA, l’IS, les frais, etc., il n’y a plus rien. Mais sur le long-terme, les collectionneurs – et les marchands – sont gagnants. »
Clément Thibault