Saint-Pol-de-Léon, 17 avril 2019
J'ai fait votre connaissance sur twitter, à l'époque où vous postiez intensivement des objets de la base de données du Musée du Quai Branly, en organisant vos propres expositions virtuelles avec des objets souvent inconnus des réserves. Votre exposition virtuelle "Early Cote d'Ivoire" a même été acclamée par un tweet impromptu de la critique d'art en chef du New York Times, Roberta Smith....
Et j'ai eu le "time of my life" ce jour-là.... Beaucoup de jeunes collectionneurs ont une phase de découverte et d'apprentissage très intense. Parcourir les 300.000 objets de la base de données du musée du quai Branly a été ma façon d'exprimer la mienne. C'était formidable d'interagir avec un public très diversifié, qu'il s'agisse de conservateurs de musée, d'artistes ou de personnes simplement curieuses d'apprendre.
Comment vous est venue cette passion pour les arts premiers ?
Il y a 15 ans j'ai rendu visite à des collègues, un Belge et un Français, qui travaillaient à Dakar. Ils achetaient de l'art africain comme des fous. Bien sûr, c'étaient des copies... mais au moins j'ai eu cette étincelle pour l'esthétique africaine et mon instinct de chasseur de trésor était réveillé. Heureusement j'ai eu un réflexe de juriste [Laurent Granier est juriste de l'environnement] et j'ai acheté les livres assez tôt. Et donc je n'ai pas perdu trop de temps avec les faux. S'agissant des arts de Nouvelle-Guinée, j'ai rapidement été en contact avec le marchand d'art Michael Hamson qui a été très patient face à mes questions de débutant. Mais je redécouvre les arts ethnographiques tous les jours : Ce qu'est l'authenticité, ce qui fait qu’une œuvre d’art est bonne, pourquoi j'ai besoin de posséder des objets.... Voilà les questions auxquelles je cherche encore des réponses.
Quels types d'objets collectionnez-vous ?
J'aime à penser que je collectionne des objets qui portent en eux l'essence des cultures qui les ont produits. Des objets qui rattachent au passé et à des cultures très différentes, qui enrichissent nos vies de perspectives nouvelles et de valeurs différentes. Pour moi la collection est comme un voyage, à travers les cultures, à travers l'histoire, à travers la connaissance et à travers soi-même. Cela dit, c'est plus une question d'opportunité. Les objets sont comme dans un sablier : Vous les regardez, certains vous séduisent en fonction de vos goûts, vous les étudiez, vous faites des recherches et peut-être, peut-être seulement, vous réussissez à en atteindre un et à en devenir son gardien temporaire.
Collectionnez-vous dans des domaines particuliers ?
Oui et non. Des domaines particuliers ont bien entendu émergé avec le temps. Ce sont ceux pour lesquels j'ai été initié, sur lesquels je me suis le plus documenté. J'ai notamment un amour immodéré pour les arts d'Afrique australe - d'Afrique du Sud en particulier . C'est un art qui suggère plus qu'il n'impose. C'est souvent abstrait, subtil. Il faut faire la moitié du chemin pour l'apprécier. A l'opposé, les arts mélanésiens, notamment le Sepik que je connais un peu mieux, sont très surprenants. Les arts anciens du Mali me fascinent également, pour d'autres raisons encore. Mais revenez dans quelques années et je mentionnerai les Fang ou les Maori...
Qu'est-ce qu'une bonne collection pour vous ?
Une bonne collection est une œuvre d'art en soi. Vous pouvez sentir une bonne collection immédiatement, il y a une cohérence en elle, ou bien il y a une variété avec des connexions et des dialogues. Une bonne collection peut être petite ou grande. Une bonne collection évolue avec le temps. L'argent ne fait pas une bonne collection. Mais ça aide beaucoup! Il faut accepter (et apprécier) la collection d'arts ethnographiques comme un processus d'apprentissage je pense.
Quelle est votre pièce préférée dans votre collection ?
Ma dernière acquisition est toujours ma préférée ! Non, je n'ai pas vraiment de favori. Mais pour cette interview j'ai sélectionné quatre acquisitions récentes.
Achetez-vous beaucoup? Et comment?
Mes goûts sont de plus en plus chers, alors j'achète une ou deux belles pièces en moyenne par année et de plus petites choses pour maintenir le "buzz". C'est le conseil que je donne aux jeunes collectionneurs : Achetez peu mais aussi bon que vous le pouvez. S'agissant du comment, j'achète aux enchères, par l'intermédiaire de marchands et de collectionneurs. Autant que possible je vois l'objet en personne. Il est très important de ressentir cette connexion physique. Quand le cœur bat fort c'est généralement très bon signe. Le cerveau est là pour valider l'émotion.
Mais en pratique, comment fonctionnez-vous ? Vous avez dit que c'était plus une question d'opportunité.
L'idéal est de mettre d'abord un budget de côté puis d'attendre comme un léopard dans un arbre. Je regarde tout : les galeries, les ventes aux enchères, les objets en ligne, les foires. A l'exception des domaines où j'ai une certaine connaissance, j'achète généralement après l'avis d'un expert dans le domaine concerné. Mais cela ne se passe jamais tout à fait comme ça bien entendu.... on doit être réactif, il y a de la compétitions. Et puis il faut savoir se restreindre, laisser passer les choses trop mignonnes, accepter de rater son coup. L'objet de rêve arrive toujours quand on l'attends le moins ...la chasse en somme.
Pensez-vous qu'il est nécessaire de connaître l'histoire ou l'utilisation traditionnelle des pièces que vous collectionnez ?
Comme la plupart des amateurs d'art africain et océanien, je ressens bien évidemment une nécessité (et une responsabilité) de comprendre la dimension culturelle des objets. C'est fondamental pour apprécier l'art avec lequel vous vivez. Mais il est tout aussi important d'avoir une connexion personnelle avec l'objet en tant que sculpture.
Comment abordez-vous la question des faux ?
Non seulement il y a beaucoup de faux, c'est un fait connu, mais il y a aussi beaucoup d'œuvres tardives et beaucoup d'œuvres anciennes et authentiques mais peu intéressantes d'un point de vue artistique. J'aime faire une analogie avec les peintres : Peut-être qu'un pour cent d'entre eux sont talentueux. Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer cette règle aux sculpteurs océaniens ou africains. Il faut être sélectif! Maintenant, en ce qui concerne les œuvres tardives, plus j'étudie les collections des musées (quelles pièces ont été trouvées tôt, où, dans quelles quantités, les styles, etc.), plus je soupçonne de nombreuses pièces légitimes sur le marché d'avoir été faites pour la vente. A la minute où les Congolais, les Maliens ou les Marquisiens ont vu l'intérêt des Européens pour leurs cultures matérielles, ils ont commencé à sculpter des œuvres d'art destinées à la vente. C'est documenté par des chercheurs dans presque tous les domaines. Des pièces ensuite patinées par des décennies de caresses de collectionneurs, de graisses et de fumées d'appartement. Ce sont ces objets là qu'il est le plus difficile d'éviter. Il faut beaucoup de temps et de chance pour mettre la main sur une très bonne pièce d'art africain ou océanien quand on fonctionne sur un budget normal...
Comment faites-vous vos recherches ?
Dans les livres, les collections de musées et par l'intermédiaire d'amis. Je compare les styles, les surfaces, pour apprécier l'âge, l'authenticité et, enfin, juger des qualités plastiques d'un objet. Les gens font trop attention à la surface je pense. Un objet peut quitter le Congo dans les années 1950, passer 50 ans dans les vapeurs d'un appartement bruxellois et il aura l'air assez vieux. Idem pour un objet du Sepik qui a passé 5 ans seulement dans une case en Nouvelle Guinée. Le style est un bien meilleur indicateur de l'âge.
Quelles sont les personnes qui vous influencent, vous et votre collection ?
Douglas Newton est mon héros absolu lorsqu'il s'agit des arts de la Nouvelle-Guinée. L'équipe actuelle des Arts d'Afrique, d'Océanie et des Amériques au Metropolitan Museum est également très impressionnante. C'était une expérience unique de passer un mois entier avec eux quand j'ai fait mes recherches sur les dagues en os du Sepik. S'agissant des collectionneurs, j'ai un amour immodéré pour le goût d'Helena Rubinstein, de Gaston de Havenon, de Jay C Leff, de Saul Stanoff, de John Friede et de bien d'autres. Parlant de personnes compétentes, ou de bon goût, je pourrais également mentionner pas mal de marchands.
Considérez-vous que vous avez fait des erreurs lorsque vous avez commencé à collectionner ?
Je n'ai pas fait de grosses erreurs honnêtement. Comme tout le monde j'ai un peu surpayé mes premiers objets. Mais ce n'est pas grave, ça fait partie du jeu quand vous commencez à collectionner. Vous payez pour la connaissance des autres. Et puis je suis toujours heureux avec ces objets donc c'est l'essentiel. J'ai aussi pensé à un moment donné que c'était une erreur d'acheter des objets "ethnographiques", parce que le marché bombardait cette idée d'"oeuvres d'art", de masques et de statue. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de trouver de la beauté et de la puissance dans certains objets ethnographiques. Je pense que les vrais collectionneurs d'art africain et océanien aiment "l'ethno", parce qu'ils comprennent qu'elle fait partie d'un " écosystème " plus large, à côté des objets cérémoniels, des chansons, des danses, des contes. Par contre oubliez la valeur de revente, à moins qu'il ne s'agisse de très bons objets ethnographiques.
Qu'auriez-vous aimé savoir lorsque vous avez commencé à collectionner ?
Yale Raai et les archives de Van Rijn. Artkhade n'existait pas à l'époque. Et mon socleur, Romain Laforet de Lyon, qui fait un superbe travail.
Pourriez-vous arrêter de collectionner ?
Non. Je travaille même sur la prochaine génération pour continuer l'aventure.
Aimez-vous partager votre collection ?
Pas vraiment.... Je suis un peu secret avec ma collection car je la considère encore dans son "enfance". Mais parfois je dois vendre et c'est rassurant de voir l'objet aller dans une bonne maison de ventes ou chez un marchand ou un collectionneur que je respecte.
Quels conseils donneriez-vous aux collectionneurs débutants dans l'art tribal ?
Les conseils habituels : acheter les livres d'abord et visiter les musées, y compris les bases de données en ligne. Les essais dans les catalogues de ventes aux enchères et dans les catalogues d’exposition de marchands sont aussi parfois excellents. Trouvez des sources fiables - marchands, experts, conseillers - qui vous sont sympathiques et peuvent vous aider à développer votre goût et vos connaissances. Enfin, apprenez à être attentif à vos émotions, à votre instinct, et laissez ces "objets-âme sœur" venir à vous...
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