Aucune monographie n'avait jusque là traité la sculpture Uli de Nouvelle-Irlande (Papouasie Nouvelle-Guinée), avec une approche exhaustive et analytique. C'est bientôt chose faite, avec un ouvrage qui sera publié en décembre sous la direction de Jean-Philippe Beaulieu.
Les sciences se répondent… Jean-Philippe Beaulieu, avant d’être ethnologue ou historien d’art, est astrophysicien. Spécialiste des exoplanètes, il est aujourd’hui directeur de recherche CNRS, à l’Institut d’Astrophysique de Paris. Après de nombreux voyages en Nouvelle-Irlande depuis 2002, il a arpenté l’Europe et les réserves de ses musées, pour constituer la première monographie de référence sur la sculpture Uli.
Comment est né ce projet ?
J’ai toujours eu un intérêt marqué pour les arts. Ceux d’Océanie, j’y suis venu d’abord à travers le prisme des Surréalistes. Après un premier voyage en Nouvelle-Guinée en 1997, j’ai été marqué par la survivance de traditions très ancrées. Après quelques pérégrinations notamment autour du Sepik, j’ai voulu me diriger vers la Nouvelle-Irlande, intrigué par l’esthétique des Malangas, ces figures réalisées pour des cérémonies d’inhumation et de commémoration des morts. Je me suis donc rendu sur les îles Tabar, où j’ai été marqué à nouveau par l’aspect vivant des traditions et où j’ai pu assister à une grande cérémonie en souvenir d’un chef défunt, en 2006. Assisté de deux amis, nous avons filmé et documenté les préparatifs et la cérémonie pendant un séjour d’un mois. Les sculpteurs réalisaient les effigies, d’autres préparaient les danses, c’était fascinant, mais seulement une première étape afin de cerner et comprendre la culture insulaire et ses objets. J’ai voulu en savoir plus sur les Malangas, et je me suis concentré sur un type particulier, les Ulis depuis 2012.
Quelles sont, selon vous, les caractéristiques principales d’un Uli ?
Les Ulis sont de rares représentations humaines stylisées, avec une large tête barbue surmontée d’une crête. Ils sont trapus avec de larges épaules, campés sur des jambes courtes. Ils dardent une poitrine pointue et un sexe épais, affichant un sourire carnassier et une attitude de défiance. Ces images d’ancêtres incarnent, dans leurs allures et leurs attributs, à la fois la puissance absolue, la force, le pouvoir mais aussi la fécondité et commandaient de longs et complexes rites funéraires. Ils n’étaient utilisés que dans une région de 40 km de long au centre de Nouvelle-Irlande. Contrairement aux autres statues de la région, qui étaient généralement détruites ou abandonnées après les rituels funéraires malagans, les Ulis étaient soigneusement conservés dans les maisons des hommes. Environ 250 Ulis furent collectés au tout début du XXe siècle. Ils doivent toujours être vus en contre-plongée, pour écraser de leur puissance. Un Uli doit donner l’impression de s’apprêter à se jeter à votre gorge, avec son sourire féroce.
Comment ces effigies étaient-elles utilisées en rituel ?
Comme avec les Malangas, la cérémonie est longue et complexe, toute une série d’étapes la jalonne après le décès. Nous avons trouvé une description précise d’une importante cérémonie de 1905 dans le village de Lamassong ou dix Ulis furent présentés. Une cérémonie uli ressemble beaucoup à une cérémonie malagan, et en suit les différentes étapes. On enterre le défunt après l’avoir conservé deux ou trois jours, la tête près du sol, en plantant des végétaux à croissance rapide. Le tout fait l’objet d’une première cérémonie. Quelques mois plus tard, on exhume le crâne que l’on dépose dans un panier accroché dans les poutres de la maison des hommes. S’ensuit une succession de fêtes intermédiaires. Le processus s’écoule sur plusieurs mois. Puis, on construit une sorte de tipi que l’on coiffe d’un petit Uli, rempli de nourriture. Le maître de cérémonie, incarnant un esprit, distribue ensuite la nourriture. Les grands Ulis sont sortis de la maison des hommes, où il sont stockés, repeints et présentés chacun dans une petite hutte funéraire, parfois installés debout sur un banc, accrochés à un poteau… On leur rajoute des yeux, lance des incantations, ce qui convertit les effigies en objets chargés. Pendant les rituels, on affirme son amour pour le défunt, en présence des Ulis, on sacrifie des porcs. Les Ulis restent dans leurs huttes funéraires trois lunes, puis on leur enlève les yeux et on les enroule dans des feuilles de bananier pour les conserver dans les poutres de la maison des hommes, avant les prochains rituels, quelques années plus tard.
Quel était le contexte de ces collectes ?
En 1900, l’empire germanique a repris le contrôle sur l’archipel Bismarck. En métropole, l’intérêt porté aux curiosités des mers du sud était fort. Le musée de Berlin voyait arriver beaucoup d’objets, mais sans information, donc le gouvernement colonial a mis en place des collectes plus rationnelles, le but étant de contextualiser et de comprendre les objets – et par ce biais de mieux administrer leurs propriétaires. Albert Hahl, qui était gouverneur à l’époque considérait les insulaires comme des sujets, et souhaitait les assimiler. Il a fallu compléter les collectes un peu désordonnées par des enquêtes de terrain, avec approches scientifiques. L’art de Nouvelle-Irlande a une particularité, les objets ne sont souvent utilisés qu’une fois. L’objet trouve son sens dans le processus de création, pendant la cérémonie funéraire, et après il peut être jeté, brûlé, abandonné dans une grotte ou vendu. Les Ulis, contrairement aux Malangas, pouvaient être utilisés plusieurs fois, mais ils ont aussi fait l’objet d’un commerce frénétique, à partir du moment où les Allemands les ont remarqués. Des administrateurs coloniaux ont commencé à collecter ces objets, des marchands... Il y avait le capitaine Karl Nauer, en bateau, les administrateurs coloniaux Boluminski et Wostrack, les missions où l’on retrouvait Walden et Krämer… L’immense majorité des Ulis a été collectée entre 1904 et 1910, date à laquelle Krämer et Nauer n’ont plus réussi à en trouver de nouveaux. Il faut savoir que les habitants de Nouvelle-Irlande choisissaient ce qu’ils vendaient. Il n’y a quasiment aucun Malagan Wawara dans les collections, car ils étaient systématiquement détruits. Nous avons plusieurs photos anciennes de Malangas ou de crânes surmodelés juste avant leur destruction que les témoins n’ont pu empêcher, malgré des offres d’achat importantes. Les Ulis ont fait l’objet d’un commerce florissant. Leur prix était extrêmement soutenu ! Soulignons qu’une taxe avait été mise en place par les Allemands, les insulaires devaient travailler pour l’administration coloniale ou payer 5 marks par an. Un crâne surmodelé rapportait 5 marks, les Ulis, eux, allaient de 150 à 200 marks, il y en a même un qui s’est vendu 800 ! Bref, en vendant un Uli, on payait toutes les taxes d’un village pour un an voire plus, et 10 % des taxes perçues revenaient au chef du village. Le gouverneur Hahl se plaignait car l’administrateur colonial Boluminski investissait une partie du produit des taxes qu’il collectait pour acheter des objets. Dans les carnets on voit les mentions « acheté », ou alors parfois l’auteur peste en disant qu’il a trouvé des Ulis mais qu’ils sont trop chers, ou pas à vendre.
Quelles ont été vos sources ?
Les sources principales anciennes sont d’origines allemandes, les archives de l’expédition Navale allemande de 1908-1910 (travaux de Krämer et Walden), les correspondances – les Ulis étant rares, quand on en trouvait un, on le mentionnait dans ses lettres – et photos du capitaine Karl Nauer, de Franz Boluminski, Wilhelm Wostrack entre autres. J’ai lu le livre d’Elisabeth Krämer, publié en 1916 – l’une des premières femmes à explorer les îles du Pacifique Sud en 1908-1911 avec son mari, Augustin Krämer. J’ai pensé que les dessins de son livre étaient faits d’après photos, donc sachant que Krämer avait passé l’essentiel de sa carrière à Tübingen, j’ai contacté le conservateur pour lui demander s’il avait des photos. Il m’a répondu qu’il en avait 80 inédites, je me suis donc rendu à Tübingen. Il m’a aussi indiqué qu’un de ses anciens étudiants avait trouvé 14 carnets dans les archives du musée de Göttingen, qui se sont avérés être ceux d’Augustin Krämer. Un carnet entier est consacré aux Ulis, avec des photos des Ulis entrés dans les collections du musée Linden de Stuttgart avant 1908. Krämer a collé ces photos dans le carnet, et a discuté avec ses informateurs, prenant des notes. Pour ces Ulis, on retrouve le village de collecte, le village d’origine, les noms des sculpteurs. Les informations dans ces carnets sont fabuleuses, mais écrites en allemand ancien, en Kurrent, avant la réforme de l’orthographe de 1913, et mêlées de latin et de mandak. Pour un locuteur allemand du XXIe siècle, c’est incompréhensible. On s’est arraché les cheveux pour la traduction… et finalement, c’est Marion Melk-Koch, ancienne conservatrice du musée de Leipzig, qui a trouvé la clef. Cela nous a permis de connaître les villages de collecte d’autres Ulis, et parfois même leur sculpteur. On dit trop souvent que les Ulis sont des chefs-d’œuvre anonymes, avec ce livre, certains vont sortir de l’anonymat. J’ai aussi trouvé les carnets inédits d’Alfred Bühler, ceux de Georg Friederici, tous inédits. L’expérience la plus folle, c’était avec les carnets d’Edgar Walden, qui faisait partie de l’expédition navale allemande. Il est mort pendant la Première Guerre mondiale, ses carnets ont fait l’objet d’une publication abrégée, mais ils sont perdus depuis 1940. Il se trouve qu’une copie d’un des carnets était conservée dans les réserves du musée de Berlin, ses pages dispersées dans sept caisses d’archives de l’expédition. J’ai photographié une à une les pages de ces archives, et j’ai appris à reconnaître son écriture pour reconstituer un de ses carnets.
Vous avez aussi réalisé une enquête de terrain ?
Oui, et c’était une situation était délicate. En physique, vous avez des lois claires et immuables, qui permettent de tirer des conclusions d’une observation. Ici, on raisonne avec des humains, donc l’extrapolation ou la directivité biaisent les résultats. Pour le travail de terrain, le mieux était de poser peu de questions, ne jamais être directif, mais être à l’écoute et partager. C’est en donnant un peu de soi qu’on peut apprendre des autres. Durant le voyage de novembre 2018, je n’ai jamais prononcé le mot « Uli » en trois semaines de voyage. Quand un des anciens du village de Sovan m’a dit « Nous avons pris une magie très puissante des collines, et nous l’avons transférée ici, cette magie s’appelle Uli », c’était la seule fois ou le mot fut prononcé devant moi.
Comment votre ouvrage sera-t-il structuré ?
On retrouvera tout, les rites, les traditions, les collecteurs, la vie dans la colonie. Je souhaite que le lecteur comprenne le contexte de la Nouvelle- Irlande au début du XXe siècle, les Mandaks et les différents personnages qui ont collecté les Ulis. Dans ce livre, on les découvre, on assiste à une compétition pour la collecte de Ulis. On suit aussi les explorateurs allemands dans leurs contacts avec les locaux, ce qu’ils ont appris de leurs informateurs. Nous plaçons aussi les Ulis dans le contexte des cérémonies malangans et décrivons leurs spécificités. J’ai aussi apporté une attention particulière aux provenances, et j’ai retrouvé celles de très nombreuses pièces. Pour une soixantaine d’entre elles qui étaient orphelines, je les rattache à leur musée d’origine, pour d’autres, je corrige leur provenance, parce que certaines étaient assez farfelues. C’est assez unique, dans l’art tribal d’ailleurs, de voir la moitié des objets d’un corpus dont on a retrouvé la trace de la collecte. Pour une centaine, j’ai redécouvert le village de collecte d’origine... Parfois, on peut préciser même le jour de collecte et les noms des sculpteurs. Voici le niveau de détail que l’on a atteint. Tout cela est tout à fait inédit, ça dormait sur les milliers de pages manuscrites perdues dans les archives de musées.