Le Gabon occupe une place à part dans l’histoire de l’art tribal. Ces œuvres façonnées par des hommes vivant au cœur d’un territoire sauvage, peuplé de forêts denses et profondes, jouèrent un rôle primordial dans la reconnaissance des arts africains. Très tôt considérées comme ses créations les plus abouties, l’incarnation d’un idéal esthétique originel, elles furent ardemment recherchées.
Dès le début du XXe siècle, les premiers marchands et collectionneurs s’intéressèrent à ces productions, tel Paul Guillaume dont la collection « comptait une quinzaine de statues d’ancêtres Fang et presque autant de reliquaires kota, ainsi que quelques masques “mpongwé” », note Louis Perrois dans son ouvrage consacré à la sculpture traditionnelle du Gabon.
« Le fameux masque Fang de Vlaminck que racheta son ami le peintre Derain en 1905, aujourd’hui dans les collections du Centre Pompidou, marque le départ de cette reconnaissance et du dialogue qui se noue alors entre l’art nègre et l’art moderne », aime à rappeler Alexis Maggiar, à la tête du département des arts premiers chez Christie’s depuis l’année dernière. L’expressivité, l’humanité de ses œuvres marquées par la puissance du sacré fascinèrent les Occidentaux. « Ces objets ont très tôt été ramenés en Europe, dès le milieu du XIXe siècle, avant la colonisation. Anciens, ils sont aussi tous d’une qualité exceptionnelle, ce qui explique l’engouement des collectionneurs », confie Bernard Dulon. Le Gabon, qui fera partie de l’empire colonial français dès 1866, fut l’une des premières régions explorées par les missions françaises durant la seconde moitié du XIXe siècle. Rappelons les expéditions en 1851 de Paul Belloni du Chaillu, celle de Victor de Compiègne et Alfred Marche en 1874, suivi quatre ans plus tard par le voyage de Pierre Savorgnan de Brazza qui découvrit la source de l’Ogooué. « Les premiers amateurs ont très vite décelé ce qui était le meilleur de cette production : les Fang et les Bakota », confie Alain Lecomte. « Ce sont des pièces représentatives de l’art africain, devenues de grands classiques et donc parmi les plus recherchées » analyse de son côté Charles-Wesley Hourdé.
D’où un marché soutenu dont le chiffre d’affaires total représente aujourd’hui 110 M€ quand celui de la Côte d’Ivoire, autre classique de l’art tribal, est de 90 M€. Un marché stable marqué par une évolution positive des prix au cours du temps, 25.000 € au début des années 1990 et jusqu’à 100.000 € aujourd’hui. Le chiffre d’affaires enregistre une progression régulière ponctuée par des hausses importantes certaines années, comme en 2006 avec un résultat de 15,5 M€ qui s’explique par le fort nombre de lots vendus au-dessus de 100.000 € (26) et les records de la vente de la collection Vérité, et cela jusqu’en 2018. L’année suivante marque le pas avec une chute du chiffre d’affaires à 2,7 M€. En 2020, année marquée par la crise du Covid, il atteint 2,5 M€ mais avec moitié moins de lots : 120 contre 289.
Les prix moyens et médians ont ainsi fortement augmenté entre 2019 et 2020 (+ 113 % et + 90,6 %). « Ce phénomène est le résultat de la stratégie des grandes maisons de ventes qui se positionnent sur des objets haut de gamme », note Charles-Wesley Hourdé. « Le marché est devenu très sélectif avec moins d’œuvres mais de plus grande qualité », confirme Alexis Maggiar. « Les prix des œuvres du Gabon restent relativement élevés au regard de l’ensemble du marché » observe Bernard Dulon, pour les raisons évoquées plus haut : ancienneté et extrême qualité des œuvres. Ainsi, le prix moyen s’élève-t-il à 95.000 €, quand le prix médian reste lui à 7.500 €, cette valeur tenant compte du volume de lots (3.870 objets). Cette disparité, assez forte il faut bien le dire, s’explique par le taux d’invendu et certains très haut prix.
Ces derniers sont nombreux à figurer dans le top ten des résultats de l’art tribal, à l’image des 5,75 M€ obtenus par le masque Fang de type Ngil de la collection Vérité en juin 2006 (Enchères Rive gauche) ou encore les 5,46 M€ d’une figure de reliquaire Kota vendue en juin 2015 par Christie’s à Paris.
Suivant en cela l’intégralité du marché de l’art tribal, la France reste la place forte des œuvres en provenance du Gabon avec 55,9 % des lots représentant 71,6 % du chiffre d’affaires (98,5 M€) et un prix moyen de 93.625 €. Elle est suivie par les États-Unis avec 26,7 % du chiffre d’affaires soit 36,7 M€ pour 840 lots (21,6 %) ; les autres pays, même la Belgique ne sont pas significatifs dans cette spécialité. Si le marché reste bien français, les collections sont elles européennes, en France, en Angleterre, en Suisse, au Pays-Bas, en Belgique. « Le marché est moins actif aux États-Unis, mais les collections y sont importantes », observe Charles-Wesley Hourdé. Celui-ci amorce une ouverture vers l’Asie « Depuis quelques temps, les Asiatiques s’intéressent aux pièces du Gabon car ils voient dans ces œuvres des réminiscences de leur propre création, notamment sur les masques blanc Punu aux yeux si singuliers » note Alain Lecomte.
Au sein des arts du Gabon, les œuvres Fang sont celles qui, de loin, intéressent le plus les collectionneurs. Elles représentent ainsi plus de la moitié du chiffre d’affaires (54,6 %) pour seulement 28,5 % des lots et un prix moyen de 168.225 €. Certaines figures franchissent le seuil des 3 M€ à l’image de celle adjugée par Christie’s à Paris le 3 décembre 2015 pour près de 3,8 M€. Cette sculpture Fang avait appartenu à Paul Guillaume, qui se fournissait « auprès des courtiers de produits coloniaux, parfois au sortir même des bateaux en provenance d’Afrique », relate Louis Perrois. Lors de la dispersion de la collection du marchand en 1965, elle fut acquise par André Fourquet, autre grand collectionneur. Elle incarne tout ce qui fascina les artistes et les intellectuels du début du XXe siècle, l’image votive d’un ancêtre veillant pour l’éternité sur les ossements du défunt. Elle possède la magie des grandes œuvres. Sa patine laquée suintante est une qualité, particulièrement recherchée par les collectionneurs.
La question de la provenance, excellente dans le cas de cette figure, n’est pourtant pas un absolu. « Elle ne donne pas une qualité à l’objet, juste une époque », précise Alain Lecomte. « La provenance raconte une histoire, offre une meilleure traçabilité mais ce n’est pas la première chose en prendre en compte », confirme Alexis Maggiar. Et les chiffres en attestent, le prix moyen d’une œuvre avec ou sans provenance étant sensiblement le même (81.425 € contre 80.275 €).
Après les Fang, les pièces Kota sont les productions les plus recherchées. Elles réalisent un tiers du chiffre d’affaires pour 21,4 % des lots avec un prix moyen de 70.225 €. « Leur production fut abondante, plusieurs milliers, précise Bernard Dulon. Il existe des différences de qualité importante entre les œuvres ». « Les statuettes parées de lamelles découpées – à la place des plaques de cuivre – sont plus recherchées comme celles au front bombé », observe Alain Lecomte. On ne trouve nulle part ailleurs qu’au Gabon des typologies identiques et aussi précises. » Les pièces Punu présentent elles un chiffre d’affaires de 12,8 M€ pour 830 lots quand les Kwélé obtiennent 3,7 M€ pour seulement 80 lots. Ces masques aux formes épurées sont très appréciés, à l’image du très beau spécimen de la collection Viviane Jutheau vendu 391.000 € à Paris en décembre 2016 (Sotheby’s).
Pour Charles-Wesley Hourdé « même les objets utilitaires comme les cuillères ou les tabourets se vendent assez cher en comparaison des autres régions. C’est la magie des arts du Gabon », confie le marchand. Ce marché se caractérise aussi par un turnover assez lent des œuvres. Sur les 3.303 objets vendus, 444 ont été présentés plus d’une fois. « Il faut attendre longtemps pour revoir certaines pièces. Les chefs-d’œuvre entrent dans les collections pour plusieurs années, confie Bernard Dulon. L’investissement n’est pas ce qui anime ces collectionneurs. C’est un public de vrais passionnés. »
Et de conclure « Les artistes du Gabon ont inventé avant le XXe siècle un art absolument magique, ils ont créé quelques-uns des plus beaux objets de l’humanité. » Ils sont aujourd’hui collectionnés par de vrais amateurs d’art au même titre que les œuvres des plus grands artistes. Classiques parmi les classiques.