Paris, 13 septembre 2017
Quels sont les évolutions et les limites du marché de l’art tribal ? Comment s’enrichit-il des apports de la recherche et de l’ethnologie ? Alex Arthur apporte quelques éléments de réponse…
Alexander Arthur est un collectionneur averti et fin connaisseur des arts tribaux. Depuis plus de vingt ans, il est directeur de publication de la revue Tribal Art Magazine. En parallèle, avec Pierre Moos, il s’est investi dès 2009 dans la direction de Parcours des mondes.
A.A. : J’ai effectivement pris part à la première édition de Parcours des mondes. À l’époque, ce n’était qu’un petit rassemblement, qui comptait une poignée de marchands. Mais le concept était bon et le salon a rapidement occupé une position importante dans le calendrier international. Avec le temps, Parcours des mondes a gagné en qualité, comme le marché. C’est devenu un rendez-vous prisé par de nombreuses galeries, d’où la qualité des œuvres exposées et le nombre important d’expositions thématiques.
-Parlez-nous du vetting durant le salon.
A.A. : Comme ailleurs, les faux resteront toujours un problème. Néanmoins, la croissance du marché va de pair avec celle de l’expertise. Pendant le salon, la question est globalement résolue par la qualité des exposants sélectionnés. Ces marchands sont tous des professionnels avertis et leur expérience permet d’éviter ce type de problèmes. Quand nous concevons le catalogue de Parcours des mondes, la sélection initiale est ouverte à tous les exposants. Nous recueillons et comparons les commentaires sur les œuvres proposées. Si nous avons le moindre doute sur une pièce, nous la remplaçons. Cela arrive également quand nous jugeons la qualité d’une pièce insuffisante. Durant l’installation du salon, un comité d’experts va d’une galerie à l’autre et nous informe en cas de problème. Bien sûr, il est impossible d’avoir les yeux partout, mais la peer pressure est importante dans le marché de l’art tribal, ce qui met bien souvent les faux sur la touche.
-Ces derniers temps, le marché a donné des signes tangibles de croissance. Les événements spécialisés se multiplient… Ces foires sont-elles une nouvelle stratégie des galeries ou cela témoigne-t-il d’un intérêt croissant pour l’art tribal ?
A.A. : Un peu des deux. Aujourd’hui, les collectionneurs sont originaires de tous les coins du monde. Les marchands doivent donc augmenter leur visibilité. Nombre des transactions les plus élevées de l’histoire de l’art tribal ont été enregistrées au cours des dernières années. Tout cela me donne l’impression d’une tendance pérenne, d’autant plus qu’un nombre croissant de grands collectionneurs et d’investisseurs se familiarisent avec la spécialité.
-Plus globalement, comment jugez-vous le marché de l’art tribal ?
A.A. : Je pense que nous vivons un moment clé de son évolution et je suis heureux de voir tant de marchands gagner en expertise et trouver des moyens innovants pour atteindre de nouveaux collectionneurs. Le marché est double. D’un côté, les chefs-d’œuvre « établis » atteignent des prix relativement élevés, de l’autre, une foule d’opportunités s’offre encore aux amateurs. Nous nous trouvons à un moment crucial, où nous définissons les nouveaux paramètres du marché. Livres et catalogues, publiés en nombre croissant, gagnent en précision. Grâce à cette riche information, le savoir autour de l’art tribal grandit et se précise. La technologie est également cruciale, car elle permet de comparer plus aisément les œuvres. Les anciennes collections se dispersent et des objets inédits apparaissent toujours sur le marché ; cela permet de construire une meilleure image critique des divers domaines de l’art tribal. Aujourd’hui, je pense qu’il est beaucoup plus facile d’évaluer et de juger la qualité d’une pièce classique africaine ou océanienne qu’une peinture ou sculpture moderne.
-Percevez-vous des évolutions dans le goût du public ?
A.A. : Les collectionneurs les plus fortunés et les spéculateurs chercheront toujours les « classiques » ; la plupart des marchands et des maisons de ventes tentent d’y répondre. Heureusement, les publications et les expositions, qu’elles soient institutionnelles ou marchandes, élargissent le spectre de l’art tribal. Sur le marché, cela se fait au fur et à mesure que de nouvelles collections se forment ou que des plus établies se spécialisent. À Paris, nous avons beaucoup de chance d’avoir le musée du quai Branly, très dynamique et primordial dans l’éducation du public et l’influence qu’il a auprès de lui.
-Cette année, Parcours des mondes expose l’art tribal avec des créations plus contemporaines, sous la baguette de Javier Peres. Que pensez-vous de ce geste curatorial ?
A.A. : Il est légitime car il s’agit dans les deux cas de création ; la juxtaposition de différentes expressions et énergies peut parfois être complémentaire. Les vrais amateurs, sincèrement attirés par l’art et non par des signatures, réagissent face aux œuvres de façon instinctive – certains sont sensibles aux couleurs, d’autres à la composition ou à la qualité de l’œuvre… et il en va de même pour l’art tribal. Javier Peres à travers son exposition présente sa manière de voir, et cela détermine notre façon de considérer les objets. Certains amateurs préfèrent exposer l’art tribal près de meubles gothiques ou de tapis persans. J’ai vu de tout et de nombreuses juxtapositions fonctionnent parce que la portée de l’art tribal est immense. J’aime la peinture comme j’aime l’art tribal, mais je reste perplexe quand le prix d’un jet de peinture sur une toile dépasse des centaines de fois le prix d’un chef-d’œuvre historique de l’humanité… C’est fou !
-Vous êtes le directeur de la publication de Tribal Art magazine, trimestriel principalement dédié à l’ethnologie. Notre connaissance sur les ethnies évolue-t-elle ? Le marché tire-t-il parti de ces découvertes ?
A.A. : Je dirais plutôt que Tribal Art magazine est consacré à l’histoire de l’art et à l’art, même si nous publions beaucoup d’articles académiques, que nous nous employons à présenter de manière abordable. Nous favorisons des écrits thématiques qu’apporte une plus-value aux professionnels. Il existe encore tant de domaines et d’ethnies méconnus ou pas assez étudiés. Je suis convaincu qu’à chacune de nos éditions sur des objets spécifiques ou des groupes ethniques, le marché s’enrichit de nouvelles connaissances.
-La culture africaine se heurte à son oralité. Comment les scientifiques travaillent-ils privés des ressources d’étude traditionnelles ?
A.A. : Effectivement, nous avons perdu trace de beaucoup de données, car elles n’ont pas été écrites. Du coup, nombre de chercheurs et d’auteurs pratiquent l’« archéologie » dans les musées et les bibliothèques, afin de trouver des références, des photos, des documents divers et de les rassembler pour mieux comprendre les objets. C’est un long processus, nous écrivons encore l’histoire de l’art. Les historiens ont beaucoup de travail. Certains domaines qui auraient dû être étudiés, et qui ne l’ont pas été, sont malheureusement déjà perdus. Je pense aussi que certains collectionneurs et marchands ont des connaissances et une expérience incroyables ; leurs réflexions devraient être enregistrées, archivées. Beaucoup d’entre eux devraient rédiger leurs mémoires.
-Cette année, vous réalisez un focus important sur les tapas polynésiens, à l’occasion de la sortie du livre L’événement tapa, de l’écorce à l’étoffe. Art millénaire d’Océanie.
A.A. : Il sera bienvenu et rafraîchissant de voir des arts textiles exposés pendant Parcours des mondes ; le livre promet d’être étonnant. Mais il serait injuste de dire que c’est notre focus. Les tapas ne sont qu’un des nombreux axes que nous mettons en avant cette année. L’Espace Tribal accueillera diverses conférences et signatures sur des sujets divers comme le musée de Tahiti et des îles, les masques himalayens de la collection Lanfranchi… Il ne faut pas oublier que beaucoup de marchands font aussi des expositions à thème, avec catalogues. Je pense que ce Parcours des mondes sera passionnant et animé !