Véritables joyaux miniatures de la sculpture d’Afrique de l’Ouest, les ravissantes poulies de métier à tisser font tourner les têtes des collectionneurs et des amateurs. On associe volontiers les chefs-d’œuvre de l’art africain à la magnificence de ses masques ou l’élégance de sa statuaire. Mais l’immense talent des maîtres sculpteurs d’Afrique de l’Ouest se niche également dans les objets du quotidien, en particulier dans les étriers de métiers à tisser.
Entre quête de beauté et fonctionnalité, ces poulies rivalisent de virtuosité. « Les poulies de métier à tisser portent une tête humaine, et un artisan gouro à qui un ethnologue demanda à quoi pouvait servir de sculpter un objet aussi banal répondit qu’on ne pouvait vivre si on ne rendait pas les choses belles. Ce qui est la plus simple et la plus magnifique façon de parler de l’art », écrit Jean-Jacques Breton dans son ouvrage Les arts premiers (PUF, 2019).
Constitués d’un support fixe et d’une bobine mobile, ces objets de taille modeste (pour la plupart entre 10 et 20 cm) sont sculptés en forme de tête humaine ou animale, parfois de figures plus abstraites. De véritables chefs-d’œuvre miniatures où l’on retrouve fréquemment la patte des grands maîtres artisans connus pour leurs masques ou leurs sculptures. « Les universitaires suggèrent que la place prépondérante des poulies sur la place publique, accrochées à la vue de tous sur leur métier à tisser, constituait une très bonne opportunité pour les artistes qui pouvaient ainsi démontrer leurs talents de sculpteur dans l’espoir d’attirer des commandes pour des masques ou de plus grandes pièces », explique le Metropolitan Museum.
Si les poulies sont particulièrement remarquables du point de vue du soin accordé à leur ornementation, sans doute faut-il également y trouver la raison dans la portée symbolique qui lie tissage et parole dans les cultures et les cosmogonies d’Afrique de l’Ouest. Dans Dieu d’eau, Marcel Griaule décrivait en 1966 que l’acte de parole est lui-même comparable au tissage avec ses mouvements de va-et-vient, « la parole est dans le bruit de la poulie et de la navette. Tout le monde entend la parole ; elle s’intercale dans les fils, remplit les vides de l’étoffe. »
Symboliques ou usuelles, rituelles ou esthétiques… Avec un chiffre d’affaires global de 5.094.100 €, les poulies font aujourd’hui partie des objets du quotidien plébiscités par les collectionneurs et les amateurs d’art africain. Le nombre de lots en témoigne, avec une progression lente, mais constante depuis les années 90. En tout, 1.983 lots ont été proposés à la vente pour atteindre un prix moyen de 3.912,50 €. Mais le marché reste modeste dans son ensemble, le chiffre d’affaires annuel n’ayant jamais dépassé la barre des 500.000 €. Il connaît cependant d’importantes variations d’une année sur l’autre en fonction de certains résultats exceptionnels comme en 2001, 2006, 2011 et 2019.
En 2011 justement, le plus haut prix jamais atteint aux enchères pour un objet de ce type fut une poulie de métier à tisser Baoulé de Côte d’Ivoire cédée pour 240.750 € chez Sotheby’s à Paris lors de la vacation du 15 juin. Estimée entre 30.000 et 50.000 €, elle faisait partie de la collection Léonce et Pierre Guerre, un ensemble constitué par trois générations de passionnés d’art d’Afrique. Décrite par Pierre Guerre dans ses cahiers d’inventaire comme une « tête de buffle à deux cornes représente Gouli, fils de Nyamé, le ciel […] », ce chef-d’œuvre du genre apparaîtra dès les années 50 dans les grandes expositions consacrées à la reconnaissance de l’histoire des arts africains.
Lors de la dispersion de la collection Marceau Rivière chez Sotheby’s Paris les 18 et 19 juin 2019, un support de poulie de métier à tisser Gouro de Côte d’Ivoire s’est également envolé à 162.500 €. Bien connu dans la littérature scientifique, cet objet à l’esthétique exceptionnelle figurait parmi les joyaux de l’exposition « L’Art Nègre, Sources, Évolution, Expansion » organisée en 1966 à Dakar sous l’impulsion de Léopold Sédar Senghor. Appartenant au « corpus très restreint des grandes poulies de métier à tisser (hauteur supérieure à 25 cm), celle-ci se distingue par l’exceptionnelle ampleur de la tête, tout en exaltant la beauté d’une jeune femme Guro, dont le haut rang est signifié par le port d’un chignon ceint d’une amulette säba, elle témoigne de l’individualité artistique de son auteur » selon la maison de vente.
Sur la troisième place du podium figure un étrier de poulie Gouro de Côte d’Ivoire adjugé 91.812 € le 14 décembre 2018 à Paris chez Drouot par l’étude Binoche et Giquello. Yeux mi-clos étirés en amande, port de tête altier… attribué au maître de Bouaflé, cet objet issu d’une collection privée française ressemble à s’y méprendre à une œuvre dont le musée Barbier-Mueller avait fait son emblème.
Les hauts prix qui suivent dans le classement sont atteints par deux poulies Dogon du Mali, toutes deux vendues par Sotheby’s à New York, la première 11 mai 2012 pour 80.500 $ (soit 62.225 €), le seconde le 7 mai 2016 pour 68.750 $ (soit 60.200 €). Mais la grande majorité des poulies n’atteint pas ces sommets aux enchères : 98,65 % des lots, autant dire la quasi totalité, ont été vendus moins de 50.000 € et représentent près de 85 % du chiffre d’affaires global.
Très tôt, ces objets ont attiré les amateurs d’art, commerçants et collectionneurs occidentaux. Le critique d’art Félix Fénéon à qui le musée du Quai Branly a consacré une exposition en 2019, le compositeur new-yorkais Harold Rome dont certaines des pièces sont désormais conservées au Metropolitan Museum ou encore la collection de 78 poulies du procureur général Liotard dispersée par Maître Loudmer le 2 juillet 1987. Pourtant, la provenance ne joue qu’un rôle mineur dans la valorisation de ces objets, puisque le prix moyen avec provenance est de 5.570 € contre 3.750 € lorsqu’elle est inconnue. La grande majorité de ces objets (93 %) n’ayant de toutes manières pas de provenance identifiée.
On retrouve les poulies de métiers à tisser dans différents groupes ethniques. Tisserands réputés, les peuples Baoulé et leurs voisins Gouro excellent dans cet art délicat, ainsi que les Senufo et les Dogon du Mali. Les répartitions sont sensiblement les mêmes que ce soit en nombre de lots proposés ou en chiffre d’affaires, ce qui tend à démontrer que les prix sont relativement similaires quelle que soit l’ethnie de provenance : 4.400 € pour les Gouro ou 4.300 € pour les Baoulé. Mais avec un prix moyen de 2.600 €, les Senufo réalisent moins de 10 % du chiffre d’affaires alors que deux fois plus de lots sont passés en vente.
Loin devant, la France est le premier marché pour les poulies de métier à tisser avec un chiffre d’affaires de 3.641.900 €, soit 71,5 % des parts mondiales. Les pièces d’exception passées en vente à Paris et quelques belles expositions qui leur ont été consacrées, y compris dans les galeries parisiennes, ont renforcé cet engouement. En 2005 par exemple, « Poulies secrètes » organisée par Renaud Vanuxem dans son espace de la rue Mazarine présentait une belle sélection de près de 70 poulies provenant de Côte d’Ivoire, du Mali et du Burkina Faso. Ou encore celle de Laurent Dodier avec « Esthétique du quotidien : les poulies de Côte d’Ivoire » concoctée pour le 19e Parcours des Mondes.
Toujours en France, le prix moyen d’une poulie dépasse les 4.500 €, un prix là aussi largement supérieur à ceux observés sur d’autres places du marché. Comme pour le reste de l’art tribal, les États-Unis arrivent bon second avec 21,50 % des lots (425) et le même ratio de chiffre d’affaires (21,70 % ou 1.106.425 €) et un prix moyen autour de 4.000 €. Le Royaume-Uni – avec 6,40 % des lots – représente quant à lui à peine 3,5 % du résultat mondial. En excluant les invendus, la progression annuelle des lots passés plusieurs fois en ventes est plutôt intéressante puisqu’elle atteint les 5,3 % par an. Autant d’indicateurs qui tendent à démontrer que le marché des poulies à encore de beaux jours devant lui.